L'aube des rigueurs molles
Laura Bottereau & Marine Fiquet
L’exposition du duo Laura Bottereau & Marine Fiquet nous plonge dans un hors-champ, un décor fantasmagorique tant graphique que scénographique où les notions de jeu, d’enfance et de naïveté se distordent. Par strates textuelles et visuelles, ces évocations se mêlent et laissent entrevoir des actions suspendues et théâtralisées dans lesquelles flottent des figures enfantines. Leurs œuvres, dessins et installations réalisés à quatre mains, se construisent par ellipses temporelles. Soulignant la complexité de l’enfance, elles évoquent les tâtonnements, la cruauté et les tiraillements qu’elle engendre. Avec subtilité, les artistes abordent des problématiques liées à la construction d’une identité genrée et sexuée, souvent figée ou niée par le regard de l’autre, notamment celui des adultes.
Les œuvres inédites présentées dans cette exposition (Berne(r), Les tombeaux innocents, Abcéder, Douces Indolences, Que disiez-vous), témoignent d’une nouvelle dimension dans leur pratique. Laura Bottereau & Marine Fiquet s’attachent davantage à la polysémie de la langue, aux significations et interprétations multiples de l’écriture. Elles présentent ici des pièces empreintes d’une poésie du décalage. L’ambivalence qui les caractérise se déploie tant dans les termes que les situations mises en scène. Cette apparition du texte entraîne des glissements entre signifiant et signifié, entre visible et dissimulé, derrière les apparences, où se jouent fausse innocence et rapports de pouvoir.
Ainsi, l’installation Berne(r), met en scène une fillette, robe retournée sur la tête, tenant un drapeau entre ses jambes sur lequel le titre de l’œuvre est brodé. Usant des différentes lectures possibles du terme, les artistes placent le spectateur face à une multitude de questionnements : qui berne qui ? La fillette est-elle victime de cette situation ? Est-ce un simulacre ? Jouant ironiquement des assignations de genre, cette installation interpelle et soulève la question des rapports de domination et des stéréotypes présents dans l’imaginaire collectif.
La série de dessins Abcéder poursuit cette réflexion en s’intéressant à la cruauté et aux maladresses de l’enfance ici inspirées par des extraits d’exercices grammaticaux d’école des années 70. “Ils seront secoués, il était culbuté, ils sont arrosés”, le champ lexical sinistre qui y est employé laisse perplexe. Chacun des dessins, réalisé à partir d’une sélection de courtes phrases présentes dans les exercices, opère une relecture visuelle de leur contenu. Cet ensemble est l’occasion pour les artistes d’utiliser le hors-champ, la construction d’une narration est ainsi amenée par le possible débordement des images d’un cadre à l’autre.
Tiré de la série Souvenirs chers à nos coeurs, le grand dessin situé en face figure des personnages naviguant dans un moment charnière, celui du passage de l’enfance à l’adolescence. Les fillettes, embarquées dans la ronde semblent osciller entre deux temporalités, l’une d’elle est d’ailleurs à contre courant de toutes les autres. Cette œuvre prolonge les effets de balancements présents dans leur travail, entre certitude et malentendu, peine et joie.
Ce tâtonnement se retrouve sous une autre forme dans la salle suivante. L’installation théâtralisée Les tombeaux innocents met en scène le plaisir qu’ont les enfants à flirter avec le danger lorsqu’ils jouent à s’ensevelir à la plage. Entre peur et amusement, la frontière est trouble. Mis à distance, le spectateur se retrouve tel un observateur des traces de ce jeu à l’issue potentiellement macabre. Dans ce théâtre de la disparition, seuls quelques signes persistent par touches et fragments évocateurs.
Dans le troisième espace, Laura Bottereau & Marine Fiquet nous font pénétrer dans les méandres confus des rêves et de la mémoire. L’installation Douces indolences se compose de deux corps d’enfants, l’un aux membres ballants et distendus, l’autre n’existant que de manière parcellaire, par l’unique manifestation de ses pieds. Ces figures enfantines évoquent un état de léger alanguissement incarné par ce visage aux yeux fermés, des couleurs pâles et la présence de la laine, matière par essence chaude et moelleuse (et aux connotations féminines). Cette sensation de torpeur contraste cependant avec le sentiment de malaise qu’évoque la vue de ces membres démesurément étirés suggérant les visions cauchemardesques et la crainte de l’anormalité inhérente à l’enfance. À ces personnages font face le dessin à la mine de graphite Que disiez-vous. Les figures fragmentaires qui le composent proviennent de souvenirs liés à des photographies de l’enfance des artistes. Visage disproportionné, corps tronqués, la mémoire commes les rêves est sélective et choisit inconsciemment de mettre en avant certains éléments. Dans le dessin, ces chimères mémorielles s’appuyent sur des architectures faussement maladroites, évoquant la dimension instable et fugace de la mémoire.
Le choix du titre L’aube des rigueurs molles renvoie quant à lui à cette double temporalité présente dans l’exposition, entre le corps et le décor. Ainsi, l’aube peut être perçue dans son rapport au paysage mais aussi dans son rapport au corps : l’éveil, la découverte de soi et de ses désirs, qu’ils soient assumés ou inavoués. Les rigueurs molles, fragment antithétique, renvoie au principe même de leur travail qui engage de nombreuses doubles lectures et joue avec les polarités, les oppositions et les rapports de forces.
Pour cette exposition Laura Bottereau & Marine Fiquet multiplient ainsi les jeux polysémiques à la fois textuels et visuels. Proposant des figures enfantines hybrides, aux corps elliptiques et dysfonctionnels, le duo construit un univers doux-amer peuplé de fantasmes paradoxaux, de symboles réappropriés et détournés toujours nuancés par une ironie grinçante.
Laura Donnet et Chloé Beulin |