Nature Sucré
Avec
Camille Bleu Valentin et Laurent Lacotte
Commissariat : Hélène Cheguillaume
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Exposition du 9 au 24 avril 2022
à MEAN, 35 rue de trignac, 44600 Saint-Nazaire
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Vernissage le vendredi 8 avril à partir de 18h
+ présentation de l’application Ready made
Finissage-Brunch le dimanche 24 avril à 11h
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Nature Sucré s’inspire du pot de yaourt industriel que l’on appelle également “toucan”, comme
l’animal à forte densité chromatique. Outre la contradiction d’accord, par laquelle Nature
devient masculin, la mise en abyme d’une série de paradoxes se lit dans le rapprochement de
ces mots. Tout comme le sucre est vital, procure du plaisir mais peut devenir un toxique, nous
sommes partie constituante de la nature et avons choisi de l’empoisonner. Depuis longtemps,
ce couple discordant m’accompagne, se rappelant à moi par intermittence. Isolément, chaque
entité est douceur et quiétude. Ensemble, ils débattent de leur charge anxiogène.
Nature Sucré s’inspire du yaourt adouci au sucre de canne, un genre de Madeleine de Proust industrielle qui nous replonge dans le souvenir des odeurs de cantine. Outre la contradiction d’accord par laquelle Nature devient masculin, la mise en abyme d’une série de paradoxes se lit dans le rapprochement de ces mots. Depuis longtemps, ce couple discordant m’accompagne, se rappelant à moi par intermittence. Isolément, chaque entité est douceur et quiétude. Ensemble, ils débattent de leur charge anxiogène.
Sucre, le doux mensonge1 …
Les prémices de l’exposition décalent les contextes trouvant un point d’ancrage au coeur de l’archipel des Mascareignes, à Maurice, île entièrement volcanique et terre d’ex-colonisation française et de canne à sucre, là où l’histoire a notamment vu s’éteindre le dodo et des centaines d’espèces de plantes. Aujourd’hui, le tourisme a supplanté la culture du sucre en terme de positionnement économique dans cet écrin paradisiaque cristallisant et agitant les crispations anthropocènes et les velléités dominatrices. Abreuvoir de Laurent Lacotte résulte d’un geste intuitif raccordant l’héritage historique à l’actualité de l’ile : « les esclaves d’hier sont les petites mains d’aujourd’hui »2 . Depuis un front de mer privatisé, jusqu’au milieu de la piscine où seul le plan de canne demeure hors d’apnée, cette action, suffocante en réalité, apparait en photographie comme un paysage idyllique, une carte postale portraiturant l’idéal d’un hôtel de luxe. Pour Laurent, il s’agit d’une double immersion, physique et mémorielle, qu’il a réalisé illégalement mais qui est passée inaperçue au sein de cette infrastructure au service des désirs et plaisirs occidentaux. Pour Nature Sucré, je propose aux artistes Camille Bleu-Valentin et Laurent Lacotte un temps de résidence et une exposition à Saint-Nazaire : ville d’apories, elle fut terrain de luttes sociales et l’histoire l’a souvent écorchée. Mais il s’agit aussi d’une ville ouverte sur l’ailleurs, propice au jeu et aux faveurs balnéaires. Réflexe voyages est une autre image exhumée des bandes de données de Laurent Lacotte, témoignant également d’une série d’anachronismes, en équilibre instable sur un fil aigre-doux. Cette photographie fut captée à Saint-Nazaire, depuis l’intérieur sombre d’un atelier de construction du chantier des paquebots. Le contraste s’impose, l’unique fenêtre vers l’extérieur donnant sur un instrument du tourisme de masse. Réflexe voyages est un témoignage qui oscille en clair-obscur, entre la magie des circonstances et l’impact des activités humaines de loisirs sur notre écosystème.
Tout comme le sucre est vital, procure du plaisir mais peut également devenir un toxique, nous sommes parties constituantes de la nature et avons choisi de l’empoisonner. «Le jeudi 5 mai, nous nous retrouvons à quinze mille métallos regroupés sur le terre-plein de Penhoët par une matinée de printemps. Juché sur la plate-forme d’un wagon, je reste sidéré quelques instants par l’impression de puissance que donnent ces hommes rassemblés pour un motif commun, pour un combat vital »3 .Dans un langage formel différent, Camille Bleu-Valentin nous dévoile le résultat d’une exploration du territoire nazairien, une recherche sur son histoire et ses surfaces terrestres, maritimes et fluviales. La Criée est une installation en polyptique convoquant l’individualité industrialo-navale de Saint-Nazaire. Héritée de l’Antiquité, la vente à la criée permettait une première mise en marché des poissons, tout juste débarqués sur le port. S’effectuant dans la halle à marées, avant l’ouverture du marché, elle permettait aux pêcheurs et mareyeurs de négocier au son de la voix du crieur, lequel annonçait les enchères. Aujourd’hui, on ne crie plus, l’informatique ayant pris le relais pour l’organisation des ventes. Mais c’est la révolte des ouvriers que Camille traduit par substitution analogique. Présentés au sol, dans des baquets de poissonnier, eux-mêmes posés sur des ilots aseptisés, les motifs détachés de leur support flottent dans une eau rehaussée à la bombe de peinture. Au-delà d’un effet de magie immédiat, ces étranges paysages de nuées et d’objets séduisent. Toutefois, la contemplation vire à l’aigreur dès lors que l’on approche de la réalité de ces clichés : « Le 25 juin 2021, des employés de la société́ Cipa, sous-traitants de la raffinerie Total Énergies, manifestent sur le port de Saint-Nazaire afin de toucher la rémunération de leur travail. Les restes de leur colère se retrouventdilués par la mousse anti-feu des pompiers, avant de finir à la mer, comme une bonne partie de nos déchets. Ces déchets seront ensuite ingurgités par les poissons que nous mangerons, ravalant finalement ce que nous avons tenté́ de faire disparaitre »4. Voguant dans une paradoxale inertie à la surface de l’eau, ces images constats sont vouées à disparaître par impression sur d’autres supports ou dilution des pigments flottants. Engageant son propre corps par l’arpentage des territoires, Camille Bleu-Valentin s’expose également à la toxicité de certaines matières qu’ellemanipule avec la constance d’une abeille ouvrière et chimiste, se parant toutefois des protections d’usage. De ces expérimentations, l’artiste nous livre des propos plastiques flattant l’oeil par leur éloquente intensité poétique mais nous ramènent également à l’astringente question des rapports de domination entre l’homme et la nature. Éprouver pour dénoncer se lit en filigrane de la démarche prospective de Camille Bleu-Valentin.
Totale énergie, dont le titre dérive bien sûr de l’incontournable industrie pétrolière française, agit comme une triste
mise en abyme de tous nos polluants : « Si l’industrie alimentaire et l’industrie pétrolière me paraissent si liées, c’est sûrement parce qu’elles représentent toutes les deux une source d’énergies comptables en calories. Cela nous rappelle brutalement la pensée de Jacques Fradin : « l’énergie, c’est la guerre ». À l’heure où les enjeux autour de l’énergie atteignent leur paroxysme, mettre en contact ces deux valeurs énergétiques rend visible ce qui se trame d’ordinaire en silence : la lente mais certaine contamination des sols et des eaux par les hydrocarbures et métaux lourds. Ces substances relâchées contaminent notre environnement, y compris alimentaire. Alors, malgré́ les normes d’hygiène, existe-t-il encore quelque chose de propre ? ».5 Dans un bassin fait de dalles en carrelage blanc, des produits d’industries alimentaires et de tuning se meuvent et s’immobilisent. Issue d’un protocole inconnu et d’ingrédients variés, cette palette d’un genre nouveau ne semble admettre ni frontière, ni trajectoire prédéfinie, laissant chaque coloris prendre la place qui lui revient, en écho aux propriétés qui lui sont propres. Il s’agit d’une habile réponse, conceptuelle et formelle, à Nature Sucré, ce yaourt industriel que l’on nomme également Toucan, comme l’animal à forte densité chromatique. Aussi, cette vaste peinture équivoque aux couleurs séductrices, pop et flashy, est bien issue de la nature, non par prélèvement mais plutôt en rejouant une sorte d’iconographie de la pollution constatée en différents lieux : du quartier du Port autonome de Nantes Saint-Nazaire à l’étang du Bois Joalland, aux couleurs saturées et iridescentes.
C’est d’ailleurs non loin de cette ancienne réserve artificielle d’eau potable que se trouve le camp de Beauregard que Camille nous a fait découvrir. Au bout du Point du jour et aux confins de l’Immaculée, le camp fut construit en 1941 et reste aujourd’hui à l’état de ruine végétalisée. Beauregard est le témoin accueillant, berçant le repos de sousmariniers allemands qui venaient se prélasser et s’adonner à des pratiques sportives. « Allumer là un feu d’artifice bon marché, celui de l’enfance, c’est s’y inscrire fugacement, modestement en compagnie des fantômes agrippés » écrit Laurent Lacotte. A cet endroit, il a joué le trouble-fête, tentant l’évasion d’un lieu très sombre de l’histoire. Il y a également une dimension modestement carnavalesque dans l’idée de Laurent qui sollicite l’extraction d’une mémoire collective envahissante et douloureuse, par une action furtivement démonstrative. En effet, à propos de « Pétard mouillé », le Petit Larousse dit qu’il s’agit d’une « Révélation ou action qu’on voulait spectaculaire mais qui a tourné court ». Enfin, Point de Félicité ici-bas, énoncé par Laurent Lacotte, agit comme le fil rouge articulant les différentes propositions. A la fois positif et négatif, affirmation ou infirmation poétique, le point de félicité résulte d’une formulation de produits alimentaires industriels par laquelle le plaisir gustatif devient optimal grâce à l’apport « nécessaire » en gras, sucre et sel, en dépit des valeurs nutritionnelles du produit. Ici-bas relie les points de vue des deux artistes à propos de Nature Sucré. De toi dépend ma joie et ma félicité.6
Hélène Cheguillaume, avril 2022
1Sucre, le doux mensonge, documentaire diffusé sur Arte le 29 avril 2020 https://www.youtube.com/watch?v=WuWAlXkGbCg
2 Laurent Lacotte
3 Louis Oury, Les prolos, paru en 2016, Éditions Agone, Collection : mémoires sociales, page 144
4 Camille Bleu-Valentin
5 Camille Bleu-Valentin
6 Jean Racine, Bajazet, 1672, II, |